« 2020, une année
charnière pour le climat » : le climatologue Jean Jouzel évoque la crise
et l’après
Le Breton Jean
Jouzel, climatologue et glaciologue, est reconnu mondialement pour ses travaux
sur les glaces de l’Antarctique et du Groenland, ainsi que ses contributions
sur le réchauffement climatique. Il donne son avis sur la crise sanitaire que
traverse le monde et sur ses conséquences sur l’après.
Quel regard portez-vous
sur cette crise qui a entraîné un confinement de 55 jours ?
J’ai
quand même apprécié que le pouvoir exécutif s’appuie largement sur la
communauté scientifique pour prendre cette décision de confinement. Un conseil
scientifique a été mis en place, un peu tardivement. On aurait dû le faire dès
janvier, dès les premiers signes. C’est une réflexion à avoir aussi sur l’autre
crise qui nous interroge : la crise environnementale. Nous souhaitons que
la communauté scientifique soit écoutée au même niveau qu’elle l’a été pour la
crise sanitaire. De façon libre et claire. Notre rôle, au niveau du Groupe
intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), c’est de donner
aux décideurs politiques les éléments pour qu’ils prennent leurs décisions. La
Convention citoyenne pour le climat continue ses travaux dans cette période
perturbée. Nous préparons la dernière étape pour juin. C’est une démarche
extrêmement intéressante et qui portera ses fruits, j’espère, car elle mettra
sur la table des propositions votées par 150 citoyens. J’espère que les
suggestions seront largement prises en compte
Elles vont arriver dans
un contexte pas simple avec la crise sanitaire et les difficultés économiques
qui s’annoncent… Vous ne craignez pas qu’elles soient jugées comme moins
urgentes ?
Au
contraire, l’urgence n’a jamais été aussi visible. Cette pandémie est la
conséquence des problèmes environnementaux. Je pense très crédible l’idée que
ce virus serait le résultat d’une zoonose, c’est-à-dire une transmission de
l’animal à l’homme. Et on peut se poser des questions sur la déforestation qui
a contraint des espèces à migrer de leur environnement naturel vers les villes.
Cette explication est plus plausible que celle mise en avant par Donald Trump,
qui parle d’une manipulation ou d’une erreur dans un laboratoire. J’espère
qu’on saura assez rapidement ce qui est vraiment à l’origine de cette épidémie.
Mais la perte de biodiversité et des habitats de certaines espèces me semble
toute désignée.
Une crise mondiale, c’est
aussi une bonne occasion de faire un point sur nos activités humaines et de
réfléchir à notre avenir commun ?
Oui,
la question d’une crise de civilisation et d’effondrement vient rapidement sur
la table quand on évoque cette crise. J’ai beaucoup interagi ces derniers mois
avec des collègues sur ces questions. Nous avons discuté autour de l’effondrement
de civilisation beaucoup plus large. Je suis assez sensible à ça. Ces deux
crises, sanitaire et écologique, sont bien là mais il faut les remettre dans un
contexte global d’urgences climatiques que l’on constate depuis une quinzaine
d’années. Le quatrième rapport du GIEC en 2007 faisait de cette année 2020 une
année charnière pour avoir des chances de limiter le réchauffement climatique à
2 °C.
Ce
qui serait raisonnable, même si 1,5 °C serait encore mieux. Pour y
arriver, il faut que les émissions de gaz à effet de serre diminuent à partir
de cette année 2020. Il faudrait diminuer nos émissions de près de 40 %
entre aujourd’hui et 2030. Et atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050.
Cette urgence est vraiment confirmée et on voit une certaine conjonction entre
ces deux crises. Elles ont un caractère mondial et des conséquences
environnementales.
La
baisse de l’activité humaine pendant le confinement a entraîné une diminution
des émissions de gaz carbonique et une baisse de la pollution aux particules
fines, mais aussi sonore. Cette pause de certaines activités a permis de voir
que les bienfaits, entre guillemets, étaient assez rapides quand même.
Notamment dans les zones urbaines. Quand on diminue l’utilisation des
combustibles fossiles (pétrole, charbon…), le gaz lui ne provoque pas de
pollution, l’effet est immédiat. Mais c’est un effet limité dans le temps et
pas suffisant. Les combustibles fossiles, ce sont pratiquement 70 % des
émissions de gaz à effet de serre.
Après la crise financière
de 2009, ces émissions étaient reparties de plus belle car il avait fallu
rattraper le temps perdu sur le plan industriel notamment. Vous ne craignez pas
la même chose cette fois ?
Au
moment de la crise de 2008, les émissions de gaz carbonique et dioxyde de carbone
ont diminué de 1,3 %. Dès 2009-2010, elles ont ré-augmenté de 5 à 6 %
pour atteindre un rythme proche des +3 % par an. C’est clair que la crise
économique liée à la crise financière n’a pas été sans conséquences sur
l’environnement. Sans vouloir jeter la pierre à quiconque. Les États ont voulu
reprendre leur développement en repartant comme avant.
C’est
vraiment ce qu’il ne faudrait pas faire cette fois car l’heure est venue de
tendre vers un développement qui permette de limiter le réchauffement climatique.
Il est temps d’agir. Il faut mettre en œuvre à la fois de l’efficacité
énergétique et du mixte énergétique. Il faut consommer moins d’énergie, sans
nuire au développement économique.
Des secteurs forts comme l’aviation
et l’automobile, classés parmi les plus polluants, ont été très impactés
financièrement par cette crise. Il y a une volonté de repartir vite. Comment
faire différemment ?
Déjà en travaillant sur les vols
courts, comme depuis les villes à moins de 2 h 30 de Paris. Essayons de
limiter, sinon supprimer, les transports aériens de courte distance. Comme un
Paris-Rennes qui n’a pas beaucoup de sens. Le transport aérien ne peut pas
continuer à se développer de façon exponentielle. Il est à un tournant. Si on
veut limiter le réchauffement climatique de façon efficace, il faut un
développement limité du transport aérien à l’échelle planétaire.
D’autres secteurs vont devoir aussi
faire des efforts, comme le numérique, très producteur d’émissions de gaz à
effet de serre. Le transport ferroviaire peut aussi être renforcé.
Pour l’automobile, c’est un peu
différent car il y a un avenir dans le transport routier et la mutation vers
l’électrique ou l’hydrogène peut être une solution. Ces dernières années, c’est
l’utilisation de véhicules très lourds, comme les SUV, qui pose problème. Il y
a une course au poids incompréhensible. Il faudrait inciter les gens à acheter
des véhicules légers beaucoup moins émetteurs de gaz à effet de serre.
Cette crise est l’occasion de
repenser nos modes de consommation ?
C’est le bon moment parce qu’il y a
eu une pause. On sent bien que, par rapport à l’urgence climatique, c’est
pratiquement notre dernière chance d’infléchir de façon sérieuse notre mode de
développement. Ce n’est pas simple car cela remet en question beaucoup
d’organisations. On a parlé du secteur industriel, mais c’est aussi le cas pour
le monde agricole. Là encore, il faut aussi réfléchir à nos modèles. On voit un
intérêt croissant pour le local et j’espère qu’il va se maintenir. Cette crise
peut être une opportunité pour embarquer le monde agricole dans la lutte contre
le réchauffement climatique.
Des choses se mettent en place, dans
l’utilisation des énergies. Le développement des énergies renouvelables, la
gestion des terres, une alimentation plus saine : le monde agricole
connaît des fragilités, comme les régions viticoles qui voient les températures
grimper, mais il doit aussi penser à son adaptation. Car le réchauffement
climatique s’accompagnera forcément d’une diminution des surfaces. Nos modes de
cultures, de productions et de distribution doivent s’adapter aux régions. Les
circuits courts sont à encourager, bien sûr, mais cela ne suffira pas. Il faut
réfléchir aux organisations agricoles à l’échelle planétaire.
Ne craignez-vous pas que cette crise
sanitaire nous fasse perdre un peu de notre insouciance ?
C’est le cas actuellement. Je suis
sorti dans Paris et on ne retrouve pas, pour l’instant, l’insouciance qu’il y
avait avant. Il faut que nous reprenions collectivement confiance. Mais cette
confiance ne pourra revenir que si le confinement a réussi. La joie de vivre
reviendra quand nous aurons pris la mesure de cette pandémie. Cela passe par
une période où, effectivement, nous devrons nous soucier de nos gestes chaque
jour, en termes notamment de distanciation sociale.
Entretien sur O.F. édition du soir
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