À 98 ans, Edgar Morin, le sociologue, penseur et philosophe,
docteur honoris causa de 34 universités à travers le monde, porte un
regard particulièrement intéressant sur la crise du coronavirus et ses
conséquences sur les activités humaines. Entretien.
Vous pouvez
écouter sur Ouest France l’entretien complet en podcast : Wikiradio Saooti
Comme
allez-vous après deux mois de confinement ?
On tient le
coup. Ce confinement est un peu compensé par l’intensité de ce que je vis. Je
lis beaucoup, je suis sollicité, j’essaye de donner une opinion que j’aimerais
éclairée. Bref, je suis même davantage fatigué qu’en temps ordinaires. Je ne
profite pas des bénéfices secondaires d’être chez moi. Mais tout cela me
stimule parce que je sens, tout en étant enfermé, que je participe à une grande
aventure, qui est celle du pays et même de l’humanité.
Vous prenez
la situation comme elle vient, sans la subir ?
Ce n’est pas
que j’avais envie de la vivre, mais une fois que j’y suis catapulté, j’essaie
de la comprendre. Et comme j’ai l’impression que beaucoup de leçons qui arrivent
correspondent à des idées que j’avais formulées depuis un certain temps, je me
sens mobilisé. Notamment pour les choses que j’estime souhaitables pour notre
pays et plus largement pour nous autres, les humains.
Vous dites
souvent « Attends-toi à l’inattendu ». Vous êtes servis en ce
moment…
(Sourire)
On continue à être servi oui… Toutes les choses que l’on apprend nous ouvrent
un nouvel inconnu. Prenons le virus : on reçoit de nouvelles infos tous
les jours, ou presque. Brusquement, on découvre qu’il touche peut-être les
enfants, ou bien qu’il pourrait se calmer avec l’été, comme la grippe. On est
toujours dans cette sorte d’incertitude qui nous force à interroger le monde au
jour le jour.
Il faut
accepter cette part d’aléatoire, d’incertitude ?
C’est une
leçon que j’ai tirée de ma vie parce que j’ai vécu beaucoup d’inattendus. Qui
se doutait un an avant qu’un petit agitateur du nom d’Hitler prendrait le
pouvoir d’une façon légale ? Qui s’attendait à la guerre d’Espagne, à la
victoire de l’URSS sur les Allemands, à la guerre de Yougoslavie, aux attentats
du 11 septembre ou à cette pandémie ? On peut faire des projections, bien
entendu, écrire des scénarios, mais l’histoire est remplie d’inattendu et de
tournants.
La crise de
1929 avait entraîné la montée des populismes, comme Hitler en Allemagne. Maîtriser
une situation, cela rassure pourtant…
Croire qu’on
la maîtrise rend encore plus fragile. Quand Napoléon III a déclaré la guerre à
la Prusse, il était certain de les écraser. Et c’est le contraire qui s’est
passé. Il faut savoir qu’on n’est pas ailleurs. Avec ce virus, on nous disait
qu’on était maître de la situation et, en fait, on ne l’était pas du tout.
Cette
pandémie a provoqué une paralysie du monde qui montre que la crise est commune
à tous. Je suis conscient depuis longtemps que la mondialisation a créé un
destin commun pour tous les êtres humains, mais aussi des périls communs comme
le péril nucléaire, les crises environnementales et sanitaires ou encore
l’instabilité économique. Des processus qui arrivent avec les fanatismes de
toutes sortes.
Nous savions
que nous avions un destin commun, mais là, c’est montré d’une façon éclatante.
On découvre aussi que, tout en étant interdépendants, il n’y a que peu de
solidarité entre les États. Je suis un mondialiste sur le plan de la culture,
de la coopération, mais sur le plan techno-économique, la mondialisation a
montré des limites et a provoqué la peur des peuples qui se sont réfugiés dans
leur identité. Elle a amené le contraire d’une solidarité.
Toutes ces
crises ont des racines communes selon vous ?
Bien
entendu, il y a des relais comme, par exemple, entre la crise écologique de la
planète et cette pandémie. Le réchauffement climatique et cette énorme
pollution ont des conséquences multiples. Il y a toute une série de phénomènes
qui ont perturbé la vie animale et rendu des contacts plus étroits. Ce qui fait
que des virus présents dans le monde animal ont pu sortir partout dans le monde
vivant. Il est évident que ce processus tue. Il a provoqué un déchaînement de
forces économiques, la dégradation de la biosphère. Notre impréparation à faire
face est aussi à rechercher dans cette doctrine néolibérale qui consiste à
réduire au maximum les pouvoirs de l’État. Notamment dans les services publics,
en réduisant les budgets des hôpitaux par exemple. Cette politique des flux
tendus a détruit les stocks. C’est le fruit d’une conception au service des
intérêts économiques.
La crise
économique qui s’annonce pourrait entraîner des régressions ?
On ne peut
pas savoir mais on peut le penser. Quelle sera son ampleur ? On l’ignore.
On peut penser aussi qu’il y aura une vague d’achats de tous les gens qui n’ont
pas pu en faire pendant deux mois de confinement. Si on reprend le fil de
l’histoire, que voit-on depuis une vingtaine d’années ? Partout, la crise
des démocraties s’accroît. On voit des régimes néoautoritaires ou bien des
chefs d’État démagogues, à la limite de la bizarrerie, comme aux États-Unis ou
au Brésil. On voit l’accroissement des inégalités économiques et des révoltes
populaires écrasées par des forces plus puissantes.
Ce processus
régressif, qui touche aussi l’Europe, je pense à la Hongrie, peut être
dangereux. Car les crises valorisent aussi bien l’imagination créatrice que la
peur, le repli et la recherche de coupables, de boucs émissaires. Moi, j’ai
vécu les conséquences de la grande crise de 1929-1930. Elle a amené, d’un côté,
des mouvements comme le New Deal de Roosevelt ou le Front populaire, mais aussi
de l’autre Hitler, Franco et la guerre. Je sais que les angoisses, qui
existaient d’ailleurs avant ce virus, vont se renforcer. Car on ne sait pas où
on allait. On sait juste que la promesse du progrès est une promesse un peu
déchue. On est dans une période assez dangereuse.
Quel regard
sociologique portez-vous sur cette séquence de confinement ? Il en restera
quoi ?
J’ai lu des
articles très critiques sur cette décision. C’est vrai, on a vu que des pays
ont traité le virus assez efficacement sans forcément passer par le
confinement. À commencer par la Corée du Sud, Singapour, avec des
allers-retours, et même l’Allemagne qui a été moins radicale. Il est évident
que la meilleure réponse aurait été le dépistage systématique avec l’isolement
des personnes contaminantes et le port généralisé de masques. Mais quand un
pays comme la France est totalement dépourvu de masques et de tests, il se
retrouve en déroute. Et quand on est en déroute, on bat en retraite. Et quand
on bat en retraite, on se retire sur une forteresse, en l’occurrence le
confinement. Étant incapable de faire autrement, il ne restait que cette
solution.
La gestion
des masques par le pouvoir est l’un des symboles de cette crise.
Se pose
désormais la question du déconfinement. Ce n’est pas une mince affaire…
C’est aussi
une phase très intéressante à analyser. Ce déconfinement devrait, à mon avis,
se faire d’une façon plurielle, comme c’est déjà un petit peu envisagé. Mais cela arrive avec un grand retard : les
masques ne sont pas tous distribués et le dépistage n’est pas encore au point.
Le problème est toujours là. Et, pour compliquer les choses, nous ne savons pas
si ce virus ne va pas s’endormir avec les chaleurs de l’été. Certains scientifiques
ou docteurs le prédisent, comme le Pr Raoult. D’autres, au contraire, disent
qu’il faut craindre une deuxième vague puis une troisième qui peut durer. On va
devoir mener cette affaire au fur et à mesure des acquisitions du savoir.
J’ai écrit
un livre qui s’appelle Science avec conscience dans lequel je montre que
la science a toujours vécu de controverses. Les théories des sciences ne sont
jamais absolues et sont toujours réfutables. Seuls les dogmes des théologies
sont irréfutables. Par exemple, toutes les grandes théories du XIXe
siècle ont été démolies, sauf deux : l’évolution, avec des changements, et
la thermodynamique, avec là encore des changements. Jusqu’à Einstein, on
croyait que la gravitation était un absolu pur, et finalement non.
Donc, la
science a des incertitudes. Il peut y avoir des dogmes qui sont renversés plus
tard. Le dernier mot, c’est la vérification. La théorie qui se trouvera bien
vérifiée, c’est celle qu’on pourra promouvoir.
Le rapport
de la science à l’argent est un problème, non ?
C’est,
effectivement, l’autre chose à comprendre : le business veut parasiter la
science. J’ai vu comment les généticiens avaient été happés par des sociétés
pour faire des bénéfices parce qu’ils travaillaient dans un domaine très
rentable. Aujourd’hui, nous savons bien que des firmes pharmaceutiques très
puissantes jouent un rôle auprès de nombreux scientifiques éminents. Ces
sociétés ne sont sûrement pas pour rien dans les controverses sur les différents
médicaments possibles. À un moment donné, un grand savant peut se figer dans un
point de vue dogmatique.
En science,
comme ailleurs, les idées nouvelles provoquent un refus, une peur. Certains se
font traiter même de fous. Et puis si leurs idées réussissent à s’implanter, on
leur donne du crédit et du sérieux. La science est une chose humaine, mais elle
a des vertus très particulières car elle est fondée sur un conflit d’idées,
d’expériences, de travaux.
La
recherche, dans le cas du Covid-19, se retrouve contrainte d’avancer très vite.
Ce n’est pas simple ?
Sur ce
virus, pour le moment, on n’a pas de résultats concrets. Il peut y avoir un
conflit entre prudence et urgence. Nous avons d’un côté ceux qui proposent un
traitement immédiat, en allant au plus pressé et, en face, ceux qui disent non
car on ne connaît pas les effets secondaires éventuels. Ces derniers plaident
pour des études sérieuses, avec des échantillons choisis au hasard, en double
aveugle, etc. Mais tout cela prend énormément de temps. Dans l’un et l’autre
cas, on prend le risque d’entraîner la mort d’un certain nombre de personnes.
On est toujours placés devant ces sortes de paris, avec plein de contradictions
qu’il faut affronter.
Quel regard
porte le sociologue que vous êtes sur la pratique du télétravail qui s’est
fortement développée avec ce confinement ?
Il est
certain que ça va donner un élan au télétravail. Dans beaucoup d’entreprises,
c’est possible et on le voit. Il y a d’autres modes de production qui le
rendent difficile. Par exemple pour l’assemblage des différentes pièces d’un
Airbus, je crois difficilement qu’on puisse faire ça à travers un écran
d’ordinateur. Le télétravail a l’avantage de donner une certaine autonomie aux
travailleurs. L’informatique en général va jouer un rôle beaucoup plus grand.
Mais déjà, son rôle était énorme.
L’informatique,
c’est comme la langue des hommes, elle offre une forme de liberté. Prenons les
réseaux sociaux : ça permet beaucoup d’inventivité, de la folie, du
délire, de la méchanceté et de la grossièreté. Ce sont tous les avantages et
inconvénients de la liberté.
L’informatique
permet aussi aux lanceurs d’alerte de s’exprimer, c’est très bien et, dans le
même temps, il a les fausses nouvelles qui se répandent. On se trouve face aux
problèmes constants de la vie humaine : comment savoir la vérité ? Jusqu’à présent, il n’y a pas une recette magique, mais il y a une
méthode.
-
Premièrement, il faut qu’il y ait plusieurs sources d’information très diverses. Quand vous n’avez qu’une seule
source, vous ne savez pas. Pendant des dizaines d’années, l’Union soviétique ou
la Chine de Mao nous donnaient des informations totalement mensongères mais il
n’y avait qu’une source.
- Deuxièmement, il faut qu’il y ait
plusieurs moyens d’expression des différentes opinions. Si c’est toujours la même opinion et que la presse est
entre les mêmes mains, cela ne peut pas fonctionner. C’est la pluralité et la diversité
qui nous permettent de comprendre. Aujourd’hui, on peut encore lire que ce virus sort
d’un laboratoire d’un côté ou d’un marché pollué de l’autre. Un jour on aura la
réponse. Nous devrons
encore naviguer dans des mers d’incertitudes. Il faut faire des paris, avoir
une stratégie, être intelligent, sans jamais être sûr du résultat.
Pourra-t-on
retenir du bon de ce confinement ?
Il y a
d’abord le dialogue intérieur au sein des foyers qui peut en ressortir
renforcé. Même si c’est difficile parfois, comme quand vous êtes dans une
famille confinée dans un appartement surpeuplé. Ou encore pour des couples qui
se toléreraient à peine et qui se retrouvent ensemble tout le temps. Ce qui est
important, c’est que ça peut donner l’occasion de réfléchir sur sa propre vie
parce que brusquement, on cesse d’être sous le contrôle de la chronométrie.
« Ah, j’ai rendez-vous, il faut que je te laisse… » On n’est
pas sous la pression que nous subissons sans arrêt dans la vie quotidienne.
Et puis, au
fond, comme nous sommes limités dans nos achats, nous achetons les choses
indispensables à notre vie, comme l’alimentation. Et nous pouvons comprendre
que bien des achats sont tout à fait frivoles ou inutiles. Si on réfléchit bien, on peut tirer
de très bonnes leçons du confinement. Mais si on en souffre beaucoup par la
promiscuité et les querelles, alors on en tirera de très mauvaises.
Sur le plan
politique, pourquoi les pouvoirs ont tant de mal à reconnaître des erreurs ou
des maladresses ?
Parce qu’ils
n’ont pas cette habitude alors que ça devrait être naturel de dire :
« Je me suis trompé. » Le président Macron a dit un ou deux
mots un peu dans ce sens-là, mais ce n’est pas spontané. Il y a eu un mois de
protestations des médecins et infirmières des hôpitaux, et pas un seul instant
le gouvernement ne les a écoutés. Ce n’est que quand ces malheureux se sont
dévoués comme des fous, en prenant tous les risques, qu’on a commencé à dire
que c’était important. Il y a eu un aveuglement et il aurait fallu le
reconnaître.
Il y a deux
choses très graves qui ont contribué à notre impréparation. La première, on l’a
dit, c’est une tendance politique qui consistait à réduire les crédits des
hôpitaux, à les
commercialiser et à faire des patients une sorte de marchandise. L’autre point, c’est, au niveau de
l’État, ce qu’on peut appeler une bureaucratisation de l’administration, avec
des directives tatillonnes, des ordres et contre-ordres. C’est quelque chose de
paralysant.
À la sortie
de cette crise, si on veut une politique saine, ce n’est pas seulement en
revenant sur les grandes idées du néolibéralisme et en donnant plus
d’importance aux services publics : il faut réformer le mode
d’administration parce que nous avons été victimes d’un aveuglement de sa part. Je n’oublie pas que de très hauts
fonctionnaires ont aussi de très bonnes relations avec l’industrie
pharmaceutique. Ce n’est plus possible.
Pour finir,
dans quel état d’esprit êtes-vous à l’approche du déconfinement ?
Je ne peux
que répéter ma perplexité, car je ne sais pas ce qu’il adviendra de ce virus.
Il est évident qu’un déconfinement prématuré, avec un virus très virulent,
risque de surcharger de nouveau les hôpitaux. Et finalement créer la situation
qu’on a voulu éviter par le confinement. Donc, je pense que cette sortie doit
être prudente, différenciée et contrôlée.
C’est toute
la différence capitale entre ce qu’on appelle programme et stratégie. Quand
vous faites un programme, vous prévoyez, à l’avance, tout ce qui va se passer
et c’est difficile de changer. Quand vous avez une stratégie, vous commencez,
par exemple, par certains départements où la situation est plus calme en
faisant appel au préfet, au maire pour établir un déconfinement en souplesse.
Et pouvoir ajuster avant de déployer. C’est ça une stratégie.
Maintenant,
qu’est-ce qui va arriver ? Personnellement, je commence à avoir envie de
sortir un peu, mais je fais partie de la catégorie des
« vulnérables ». Pour moi, la situation n’est pas grave. Il y a
beaucoup de gens pour qui c’est bien plus dramatique. Ils sont privés de leur
travail ou sont éloignés des personnes qu’ils aiment. Mais voilà, la situation
l’après-confinement est extrêmement incertaine.
Edition du soir Ouest France du 7 Mai 2020
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